Jeanette Winterson est de loin l’une des mes écrivaines préférées.
Je la suis depuis presque vingt ans, pour ses histoires touchantes, son écriture imagée, sensible et très humoristique. J’adore le mélange des genres et son usage si habile de la langue britannique (shakespearienne, ouvrière, etc.)

Elle est traduite et publiée en France, notamment aux éditions de l’Olivier et son dernier, LA FAILLE DU TEMPS, une reprise du Conte d’hiver, traduit par Céline Leroy aux éditions Buchet Chastel, est hilarant. Ruez-vous dessus !

Son recueil de nouvelles The World and other Places n’a pas été traduit et je me suis lancé le défi de traduire The Poetics of Sex, une nouvelle magnifique, une histoire passionnée narrée au fil de huit questions « absurdes » posées très fréquemment aux lesbiennes. A la fin des années 1990, Jeanette Winterson anticipait donc sur un mode littéraire les vidéos comme « Things not to say to » qui circulent allègrement sur Youtube.

Mon mémoire de formation à l’Ecole de Traduction littéraire m’a donné l’occasion de me replonger dans ma traduction, de la nettoyer et mieux restituer le souffle de l’auteure.

Bonne lecture : D

 

 

 

« Poétique du Sexe » de Jeanette Winterson

The Poetics of Sex, in The World and other Places, Vintage publishing, 1999, p. 31 à 45

 

 

Pourquoi couchez-vous avec des filles ?

Mon amante Picasso traverse une Phase bleue. Dans le passé, ses phases ont toujours été rouges. Rouge radis, rouge taureau, rouge comme les boutons de roses sur le point d’éclore. Rouge comme la lave quand on l’appelait Pompéi durant sa Phase destructrice. Sa puanteur, sa salure, son petit con toujours en action. Elle squatte comme un sumo. Jambons durcis, filet de porc, échine costaud mais poitrine d’agneau. Je vole son cœur comme un œuf d’oiseau.

Aussi subtile qu’un taureau, elle se rue sur moi, charcutant l’ouverture comme si elle voulait s’apparier. Elle beugle de désir à la fenêtre et le sol se couvre de sang. « Pas besoin d’être Raiponce pour lâcher tes cheveux » dit-elle. Je connais le jeu. J’en sais assez pour faire circuler ma croupe et m’esquiver. Je ne suis pas un flirt. Elle sent la crasse sur moi et ça la fait gonfler. Voilà ce qui me gonfle de désir pour mon amante aussi leste et fine que les joncs. Et comme je gonfle ! Elle me gave, me rembourre, me presse et me caresse. Elle me gave de désir jusqu’à en être aussi enflée qu’elle. Nous sommes très éprises, nous autres filles en pleine sève. Le sexe nous fait enfler, nous autres filles en fleur. Tu es assez large pour mes hanches de rose. Je te couvrirai de mes pétales. Je te couvrirai de mon parfum, toi la covergirl assez large pour recueillir ma charge. Mon amante-taureau fait de moi un matador. Elle me tourne autour et dans son cercle grossier je suis finie. J’aime comme elle s’habille, les petites vestes, les bas de soie, j’aime son pelage brillant et son cuir bien tanné. C’est elle qui donne le pouvoir de l’épée. Je l’ai utilisé une fois mais au moment de la transpercer, ma fine chair s’est fripée pour verser un filet de sang. Elle était allongée à mes côtés, aussi élancée qu’une corne, sa veste cintrée et ses bas de soie toujours impeccables. Je puais la transpiration et ne pipais mot avec ma bague cassée. Nous changeons vite de costume, nous autres filles de l’art.

 

Laquelle de vous fait l’homme ?

Les veines de Picasso ont le bleu et la timidité du martin-pêcheur. La première fois que j’ai couché avec elle, les colonnes de marbre que sont ses jambes et la dense opacité de ses bras ne me laissaient rien voir. Sculptrice de métier, Picasso est son propre modèle.

Le bleu qui coule en elle est sanguin. Un coup de couteau suffit pour qu’elle change de couleur. Chaque mois, elle change de couleur. Des mares profondes d’un bleu soyeux se forment sur son passage. Je la reconnais grâce aux lacs qu’elle laisse sur le chemin de la chambre à coucher. Ses bretelles tombent en cascade sur la rampe. Elle porte des boucles d’oreille en lapis-lazuli que la paume de ma main réceptionne quand je poursuis son déshabillé.

Quand elle mue, la mue est complète. Sa peau vient avec ses habits. Ces jours-là, j’ai pu voir la banque de sang dans son cœur. Ces jours-là, j’ai pu voir la patience de ses sucs digestifs et l’impatience de ses poumons. Son souffle est bleu quand il fait froid. Elle souffle sur le bleu de l’hiver comme la Madone du Givre. Il me semble juste de m’agenouiller et la vue est belle.

Elle fait des miracles, mais ils sont d’ordre physique et régis par son doigté empirique dans les zones inférieures. Elle distribue des onguents aux pauvres sans se soucier d’être récompensée. Elle me dit s’habiller en bleu pour qu’on sache que c’est une sainte et qu’il est sain de tester les eaux de tant de puits vierges.

Bien sûr qu’il m’arrive d’être jalouse. J’ai puni ses actions caritatives en en perpétrant à mon tour. Mais ce n’est pas la solution. Je ne peux pas la coincer en la copiant. Je ne peux pas la dessiner avec un calque emprunté. Elle est tout ce qu’une amante devrait être et peu de ce qu’une amante ne devrait pas. L’épingler ? Elle n’est pas un papillon. Je ne suis pas une lutteuse. Elle n’est pas une cible. Je ne suis pas un pistolet. Vous dire ce qu’elle est ? Elle n’est pas le Lot n° 27 et je ne suis pas du style à me vanter.

Hier, nous étions à la mer, l’air était si salé qu’il nous tressait les cheveux. Le sel se déposait sur nos mains et les blessures ouvertes par notre lutte. « Ne me fais pas mal » ai-je dit avant de déboutonner mon chemisier pour lui montrer mes seins, au cas où ça lui plairait. « Je ne suis pas une sainte » a-t-elle riposté. Et c’est vrai. Aussi vrai que nous avons la même pointure. Les rochers étaient d’un bleu reptilien, le ciel, en équilibre sur les falaises, était d’un bleu pur. Picasso m’a fait porter son pull et boire du thé noir d’une flasque des années cinquante avant de décréter : « C’est l’hiver, partons ! »

Nous sommes parties, laissant l’été derrière nous et une double traîne d’empreintes, quatre à quatre identiques. Qui nous aurait suivies n’aurait su les distinguer, et de toute façon elles auraient disparu au petit matin.

 

Que font les lesbiennes au lit ?

Sous les draps incognito, le vice et la luxure des tabloïds ne servent à Picasso que pour essuyer ses pinceaux. Sous les draps, nous pratiquons le Mont Parnasse : Picasso propose de me peindre et nous faisons l’amour à la place.

Nous nous sommes rencontrées à l’école d’art dans un couloir luisant. Son approche était si vive que le linoléum fondait sous ses pieds. « Une femme qui a cet effet sur une toile oléagineuse peut sûrement faire quelque chose pour moi » ai-je pensé. J’ai fait le premier pas. J’ai empoigné sa queue de cheval comme un héros attrape un étalon en fuite. Ça l’a surprise. Quand elle s’est retournée, j’ai baisé sa bouche rouge rubis et prélevé un échantillon de ses yeux bleus comme la mer. Elle était salée, bien conservée, bien faite et aussi bien roulée qu’une vague. Je me suis dit : « C’est l’endroit idéal pour aller surfer ».

Nous sommes allées à son atelier où se trouvaient, évidemment, un petit chevalet et un grand lit. « Mon travail passe avant tout, tu permets ? » Et sans attendre ma réponse, elle a mélangé une solution ocre avant de me prendre comme une chienne, les seins pendant au-dessus de l’oreiller.

Pas si vite Picasso, moi aussi je peux te friper comme un·e aide-de-ferme, te rouler sur mes cuisses comme une bonne feuille de tabac. Je peux me saisir de cette gorge arrogante et la trancher de désir. Je peux t’hébéter de concupiscence et te titiller comme une catin dès le matin.

Tout doux Picasso, tandis que la lumière déclinante frôle le sol. Allonge-toi avec moi dans la lumière bleuie qui fait des taches sombres sur ta poitrine. Tu as l’air tuberculeux, si frêle et tachetée, là, au repos. Je t’ai recueillie et portée vers le lit malmené et poussiéreux. Sous les draps, j’ai trouvé un journal promouvant le rationnement.

La fille sur la toile faisait la moue. Elle n’était pas venue pour être peinte. Je sais tout de toi mon tigre téméraire, si féroce et indiscipliné. Mais la vérité est autre, comme toujours. Ce qui tient le petit espace entre mes jambes n’est pas l’usage artistique de ta langue ni aucun autre rôle que tu joues sur commande, mais l’univers que nous créons sous les draps.

Nous sommes dans notre igloo et ne pourrions être mieux. Blanc sur blanc sur blanc sur blanc. Drape-moi, Picasso, drape-moi ! Qui est au-dessus dépend de là où tu te trouves, mais comme nous sommes couchées, cela n’a aucune importance. Telle une eskimo, je brise sa beauté glaciale et pêche à pleines mains ! Elle se tortille, se contorsionne et twiste pour me résister mais finit par mordre à l’hameçon que je lui ai lancé. Belle prise ! Un poisson dans chaque main et un dans la bouche. Très fort pour un après-midi d’hiver sans chauffage avec le loyer à payer. Nous avons chaud, nous sommes riches et blanches. Ma visite m’a enchantée.

– Tu reviendras ? s’est-elle enquise.

Oui, demain, sous les lampadaires à sodium, au son de la pendule. Avec mes obligations, mon passé, mes peurs, ce présent. Ce présent qui m’engourdit, me consume et me rend folle. Je ne laisserai pas le temps me mentir. Je n’écouterai pas les voix mortes ni les douleurs larvées. « Et si ? » ne vaut rien contre « Et si ça n’arrivait pas ? » Ton absence m’est insupportable. Je dois être avec toi. Laisse-les jaser ces anti-romantiques épris de mépris. L’amour n’est pas de l’huile et je ne suis pas une machine. L’amour, c’est toi et je suis là. Maintenant.

 

Êtes-vous née lesbienne ?

Picasso n’a pas l’air d’une mère, mais je lui dois la vie. Nous sommes liées par l’honneur et l’amour, des cordons trop solides pour ces terribles ciseaux d’hôpitaux. Elle m’a baptisée de ses fonts en disant : « Tu te nommeras Sapho. » On nous demande souvent si nous sommes mère et fille.

Je pourrais dire oui, je pourrais dire non, les deux sont justes, ainsi que les lesbiennes sont justes, tout du moins entre elles si ce n’est envers le monde. Je ne suis pas étrangère à la vérité, mais les mensonges que je traîne depuis ma naissance me mettent très mal à l’aise. Pas étonnant que notre nom nous échappe parfois.

Je suis fière d’être l’amante de Picasso, malgré les regards curieux qu’on nous lance quand nous nous tenons la main dans les rues bondées. « Maman, pourquoi il nous scrute cet homme-là ? » ai-je demandé âgée d’un mois à peine. « T’inquiète pas ma chérie, il n’y peut rien, il ne voit pas clair. »

Il nous faut plus de labradors. Le monde grouille d’aveugles. Ils ne voient pas comme notre amour nous rend dignes, Picasso et moi. Ils voient des perverses, des inverties, des fricarelles, des homosexuelles. Ils voient des bêtes de cirque et des adoratrices de Satan, des attrape-filles et des allumeuses porno. Picasso dit qu’ils ne savent pas regarder les tableaux non plus.

 

Êtes-vous née lesbienne ?

Une fée en tutu rose s’est rendue chez Picasso pour lui dire : « Je t’apporte une bonne nouvelle. Toute seule et sans aucune aide, tu vas donner naissance à un sex toy qui saura jouer avec les mots. Tu l’appelleras Sapho. Ce sera une plaie pour tous les hommes. »

– Tu vois pas que j’ai un tableau à terminer ? a dit Picasso.

– Fais une pause, a repris la fée. Il n’y a pas que l’Art dans la vie.

– Où ça ? a demandé Picasso dont le prénom n’était pas Marie.

– Entre tes jambes, a répondu Gabriel.

– Laisse tomber. Tu sais pas que je peins avec mon clito ?

– Tiens, voici un pinceau, a dit la fée en lui en tendant un gros.

– J’ai tous les pinceaux qu’il me faut.

– Trop Tard, a rétorqué la fée, la voici.

Picasso a claqué la porte de son atelier pour se précipiter à l’école d’art où elle devait donner son cours. Elle était si énervée que son souffle brûlait l’air. Elle était si énervée que ses pieds faisaient fondre les carreaux de lino déjà très élimés par des générations de grosses chaussures. Elle a cru le couloir désert, car elle ne voyait pas l’autre. Picasso ne l’a pas reconnue, elle avait les yeux rivés sur la porte et la porte détournait le regard. Mais tandis que Picasso dévalait le couloir propre, elle s’est emmêlée les pinceaux. On la projetait, ses cheveux quittaient son auguste tête. On la scalpait, l’agressait. Le sexe la faisait disjoncter.

Son corps était à demi suspendu par la fenêtre du troisième étage lorsqu’un démon lui écrasa la bouche. Rouge comme la pointe d’un tisonnier, une poupée agressive pleurnichait : « J’ai faim ! Donne-moi à manger ! »

Picasso l’a emmenée chez elle. Que pouvait-elle faire d’autre ? Elle l’a amenée chez elle pour la calmer, mais son côté coquin a pris le dessus. Elle s’est accouplée avec celle qu’elle avait portée. Elle s’est alors dit que les dieux grecs en connaissaient un rayon. Puis, chair de sa chair, elle l’a baisée.

Elles ont fini par se calmer, car Sapho n’avait pas encore appris à parler. Seules ses deux mains et sa béante bouche affamée étaient en action. Aussi sophistiquée qu’un sandwich au jambon, elle vibrait comme un moteur hors-bord. Elle n’avait rien d’autre à offrir qu’elle-même. Picasso, qui pensait avoir déjà tout vu, sourit comme une enfant avant de tomber amoureuse.

 

Pourquoi haïssez-vous les hommes ?

C’est là que Sapho entre en scène, écorchant les livres d’histoire avec sa langue de feu. Oubliez la poésie, pensez à l’érection. Mais oui, les femmes connaissent l’érection. Aujourd’hui, mon corps est durci par le sexe. Quand je vois un mot otage de la masculinité, il me faut le sauver. Pauvre petit mot, enfermé dans une tour, fatigué par son prince sur le point de venir, encore et toujours. Je vais t’escalader pour te prouver que la taille n’est rien, surtout lorsqu’on parle de centimètres.

J’aime être une héroïne, comme j’aime revenir sur mon île avec plein de filles portant des filets de mots interdits. Pauvres filles, l’accès à leurs mots leur est interdit tout comme les mots sont prisonniers de leur sens. Le Continent est pétri d’obscurantisme, mais ici la lumière resplendit.

Reste à l’intérieur, n’arpente pas les rues, barricade tes fenêtres, boucle-la, serre les jambes, attache ton portefeuille à ton cou, ne porte pas d’objets de valeur, ne lève pas les yeux, ne parle pas aux étrangers, ne risque rien, n’essaye même pas. Il signifie elle, sauf quand il veut dire Hommes. C’est un Club privé.

C’est pas grave les gars, ici aussi. Sur cette île délicieuse et méconnue où nous sommes nues entre nous. Le bateau qui nous conduit ici craquerait sous votre poids. C’est un territoire que vous ne pourrez pas envahir. Allongées sur le lit, Picasso et moi écoutons les hurlements terribles de Salami. Salami est un homme artiste qui veut être Lesbienne.

– Je vous payerai le double du loyer, crie-t-il en doigtant son portefeuille graisseux.

– Je vous peindrai pour la postérité. C’est pas nouveau que j’aime les femmes ! Si seulement j’en étais une, aussi mince que vous, je vous enlacerais d’une main. Il rote.

Picasso n’est pas impressionnée. Elle lance : « La planète grouille d’hétérosexuelles. Va t’en trouver une, une dizaine et gobe leur jus comme des huîtres, mais va-t’en. »

– Oh, fouette-moi ! implore Salami qui commence à juter.

Nous connaissons le scénario. Dans une demi-heure, il deviendra violent et quand il nous aura assez menacées, il ira au sex-shop regarder deux filles pour le prix d’un steak.

Nous l’oublions peu après son départ. Nous avons fait un dictionnaire de mots interdits en amour. Nous sommes mots, phrases, histoires, livres. Tu es mon Nouveau Testament. Nous sommes un évangile l’une pour l’autre. Je suis ton Annonciation, ta Révélation. Tu es mon Saint Marc, avec un lion ailé à tes pieds. Je t’aurai, et le lion aussi, tu me monteras jusqu’à bien savoir me seller. N’enfonce pas trop ces éperons. Il n’est pas facile cet amour lexicographique. Quand tu auras atteint le fond de ma mine, je te creuserai à mon tour et nous serons des époux tout autant que des épouses.

Je vais te dire une chose Salami : une femme peut bander toute la nuit et si on ne lui impose pas la station debout, elle sait aussi rouler. Debout, elle peut le faire n’importe où et dans n’importe quelle position. Son amante jouit à tous les coups. Il n’y a pas de lesbienne frigide, dis-le toi bien.

Sur cette île où nous vivons, gardant ce que nous ne disons pas, nous avons découvert la Femme et son infinie variété. Sur le Continent, Femme est en voie de disparition, sauf pour quelques espèces évidentes. C’est une culture de rente dont les pousses sauvages ont disparu.

Salami déteste nous entendre baiser. Il frappe sur le mur comme un bigot à une orgie. On a beau lui dire : « Rentre chez toi », il ne le fait pas. Il préfère s’appuyer contre la plinthe en se plaignant qu’on l’empêche de peindre. Le vrai problème, c’est que l’un des mots proscrits de notre dictionnaire nous a échappé.

Nuit et jour, il l’entend à travers la cloison. Il le sent sur nos vêtements et nos visages barbouillés. Nous sommes heureuses, Picasso et moi. Heureuses.

 

Il ne vous manque pas quelque chose ?

J’ai cru avoir perdu Picasso. J’ai cru que le patron brillant qui façonnait mes jours m’avait abandonnée. Le gabarit flottait aux entournures. Liquide d’incertitude. Les lignes fermes de l’amour s’étaient relâchées. Je me suis sentie détricotée, éloignée d’elle. Le fil qui s’effilochait allait-il se rompre ?

Elle et moi nous sommes aimées pendant sept ans. Aimées comme des amantes, comme une mère et son enfant, comme un mari et sa femme, comme des amies. J’ai été tout ceci pour elle et elle l’a été pour moi. Ce que nous étions, nous l’étions à parts égales et nos âmes étaient jumelles. Même en jouant la comédie, nous savons qui nous sommes. Tu es belle Picasso. Pas seulement d’une beauté sensuelle qui flatte le regard mais d’une beauté artistique qui le défie. Parfois tu es hideuse de beauté, superbement hideuse, et toutes ces bonnes raisons m’effraient.

Je ne te l’ai pas dit hier ni le jour d’avant. Comme toujours, l’habitude m’a rendue muette. Tellement habituée à quelque chose qu’on ne lui parle plus, pas besoin de décrire l’action puisqu’on la connaît si bien. Mais je sais que s’exprimer c’est être libre, ce qui n’est pas synonyme de liberté d’expression. Je n’ai pas le droit de dire ce qui me plaît quand ça me plaît, mais j’ai le don des mots pour te bénir. Bénie sois-tu, Picasso. Béni soit ton corps droit comme un clocher. Tu es la flèche qui me guide à travers les rues du quotidien. Nous dépassons ces petites maisons pour aller à l’église où nous prions. Je te vénère Picasso, car tu es digne de louanges. Bénie sois-tu, Picasso, et tes mains habiles qui portent la peinture pour donner vie à la toile. Tes doigts étaient rouges quand tu me baisais et mon corps rayonnait de joie. Nos enflures passionnées me manquent tout autant que le quotidien tendre à tes côtés. Choisie entre toutes les autres, ma perle si précieuse.

Mes sentiments pour toi sont bibliques : ils sont intenses et risqués, arrogants et démesurés, insensibles à la marche du monde. Rongée par la certitude, je remue le couteau dans la plaie. Le Royaume des cieux est en toi Picasso. Bénie sois-tu.

S’il me manque quelque chose, c’est bien toi. Hier, tes vêtements avaient disparu et ton chevalet, silencieux et replié contre le mur, était emballé. Quand j’ai quitté notre lit défait pour me lever, l’odeur du café flottait dans l’air, mais pas la tienne. J’ai regardé dans le miroir et j’ai su qui était responsable. Pourquoi prendre la perfection et la casser ? Certains biens ne sont pas remplaçables une fois cassés.

Cette année a été difficile. C’est dur l’amour. L’amour durcit, ce qui ne veut pas dire que c’est plus difficile d’aimer. Ce n’est pas difficile de t’aimer. C’est dur de bien t’aimer. Tu places la barre haut et ne te contentes pas de peu, ce qui explique pourquoi tu as pris la porte. Honnêtement, je dois admettre que j’ai toujours évité l’amour. Je dis oui à la romance, au sexe, aux querelles, à tout ce qui compose l’amour mais pas à ce petit mot si complexe qui exige le meilleur de moi-même en ce moment, à l’instant même et pour toujours.

Picasso ne peint jamais deux fois le même tableau. Evoluer ou mourir dit-elle. Avec elle, l’amour d’hier ne suffit pas à aujourd’hui. Elle le renouvelle, mélange les couleurs à nouveau et tire sur la toile jusqu’à ce qu’elle soupire. Ma mère était ravie quand elle a su qu’on avait rompu. Elle a dit : « Tu peux revenir sur le Continent maintenant. Je vais dire à Phaon de passer te prendre. » Phaon dirige une petite entreprise intitulée VIRÉES LESBIENNES. Il conduit un bateau autour de l’île à un mile seulement de la zone d’exclusion. Il montre du doigt des lesbiennes célèbres aux touristes qui immanquablement s’exclament : « Mais elle est tellement belle » ou « Elle est trop moche ! »

– Ouais, répond Phaon, et vous savez quoi ? Elles sont toutes amoureuses de moi.

Un visiteur secoue la tête comme une tirelire agitée pour une œuvre caritative : « Vous pouvez demander à l’une d’elles ? »

– Je peux leur demander tout ce que je veux, dit Phaon qui n’attend jamais la réponse.

 

Pourquoi couchez-vous avec des filles ?

Ça fait cinquante ans que Picasso m’aime et elle m’aime toujours. Nous avons traversé le tunnel de charbon dans lequel le soleil ne se levait plus. On ne se vêt plus de gris.

Ce jour dont je vous ai parlé, j’ai mis mon manteau et suivi ses pas sur la glace. Le monde gelait à mesure qu’elle avançait. Je n’avais nulle part où aller ; si j’échouais, j’échouais seule. Le désespoir me brouillait la vue, j’ai dû circuler au radar en suivant sa chaleur. C’est la mode de dire qu’il faut être deux pour se tromper. Ce n’est pas toujours vrai. Une personne peut aisément tuer une autre.

Attends ma mie, reste accrochée comme des rubis à mon cou. Glisse à mon doigt comme une bague. Donne-moi ta rose pour ma boutonnière. Laisse-moi te feuilleter avant de te lire à voix haute.

Picasso réchauffe mon cœur congelé sur son ventre-fourneau. Son ventre flambe d’amour pour moi. J’ai appris à le nourrir chaque jour, à lui donner son pesant de fuel que je suis ravie de trouver. J’ai déverrouillé les portes de l’entrepôt de l’amour. Sur le Continent, on nous apprend à économiser pour les jours difficiles. En vérité, l’amour n’aime pas les économies. C’est frais ou c’est rance. Nous sommes fraîches et abondantes. Elle est ma moisson et je suis la sienne. Elle me sème et me récolte et nous nous cueillons l’une l’autre. Ses mers sont pleines de poissons pour ma pêche au harpon. Et je la harponne à fond.

Aujourd’hui elle peint. La pièce est orange d’effort. Aujourd’hui elle peint et j’ai écrit ceci.