Die Leiche
LEIPZIG – GDANSK, 1945-2015
– Tu les vois aussi ?
– Quoi ?
– Tous ces cadavres.
…
– Alors ?
– Non, je ne vois rien.
– À quoi ressemblent-ils ?
ce sont
des ombres, des voix
elles habitent
des parcelles de mon être
je me suis habituée
dans leur silence
je suis moi
à leur réveil
la cacophonie
m’explose les oreilles
je suis en plein délire
de cohabitation
ils sortent de leur cachette
je dégouline de leur détresse
je ne sais où déverser mes larmes
et si l’Elster venait à déborder ?
et si l’Oder n’en voulait plus ?
dans la grande plaine désaffectée
je lève les yeux vers tout là-haut
prometteur d’autres lieux
et soudain
c’est la plaine
la grande plaine désaffectée
qui me glace le dos
alors
je lève les yeux vers le ciel
prometteur d’autres lieux
mais la stupeur suinte
elle ne me quitte pas
apeurée
dans la vaste étendue
sans aucun repère
si ce n’est les pylônes dégingandés
l’herbe rase, boueuse
aux tons si fades
je frissonne
je ploie
je les sens s’écrier
à l’intérieur
je voudrais pouvoir hurler
pour les libérer
rien ne sort de ma gorge
elle est sèche et j’ai mal
[
]
des centaines de mètres
plus loin
je m’assoupis
la fatigue
sur mon dos
le poids des ans
des machines infernales
ces structures familiales que je porte
ces carcans d’acier
prisons sociales
la langue de l’ennemi
il faut apprendre
la langue de l’ennemi
savoir le repérer de loin
ne plus le laisser mettre
le feu aux maisons
ne plus le laisser s’amuser
avec nos femmes
je les sens
tous ces cadavres
ils piétinent mon corps
envers
ils gémissent
si fort
je ne m’entends plus penser
qui suis-je au juste ?
car toujours
cette plaine
cette immense étendue
qui m’effraie
j’aimerais fermer les yeux
et ne plus la voir
la sale plaine, saumâtre
aux relents de torture
et de trépas
mais quand je ferme les yeux
pour trouver le repos
les gémissements
reprennent de plus belle
alors je regarde les arbres
aux fûts tendus
et je pleure tout bas
mais qu’est-ce que je fous là ?
embourbée
dans cette vase cendreuse
à enjamber les ruines
des vices du passé
à emboiter le pas
des rescapés de la terre
mais qu’est-ce que je fous là ?
par-delà les décombres
et comme hypnotisée
à suivre ces rails
tous ces rails
conduisant
à la douleur
tous ces rails
menant vers des lieux clos
encore animés
de l’âme des morts
la végétation a repris ses droits
envahi le béton et les cabanes
hérissées à la va-vite
pour accueillir
des vivants déjà finis
comment dire adieu
à tous ces corps étrangers
qui ont pris mon moi
d’assaut
car ça tangue sévère
sur les eaux de la Vistule
je ne m’appartiens plus
je suis leur habitacle
le réceptacle du non-dit
de ce qu’on ne dit pas
pour ne blesser personne
ne surtout pas angoisser les enfants
– qui absorbent tout
qu’on le veuille ou non
alors qu’il faudrait beugler la vérité
ils ont crevé
ASSASSINÉS
ils errent là
sans sépulture
comment leur donner
cette ultime demeure
?
avec des plaques
des bouts de bronze
des blocs de pierre
plus ou moins biscornus
au coin des rues
pas une rue sans un mort sous mes pieds
pas une place publique
sans un fantôme qui sanglote
sans une mère éplorée
alors je pleure aussi
je vomis leur douleur
sans me cacher
Par Pitié !
Faites les taire
Toutes ces Voix
Tous ces Cadavres
je me secoue de haut en bas
je me tords, ça évacue
par les doigts, les pieds, les pointes
le malheur latent sort
de moi
je le laisse s’écouler
rouler vers la mer
je suis ses vagues
je me contracte et rejette
en thrènant
ma libération
je les sens qui s’en vont
j’exorcise
la peur
la haine
jusqu’à m’écrouler
quand je les vois
enfin
caresser la ligne d’horizon
[
]
l’air est cotonneux
est-ce le vrai
S i l e n c E
?
qu’ai-je perdu
dans cette bataille
avec moi-même
dans ce combat
générationnel
où les vivant.e.s
portent le poids des ancêtres
le rivage de la Baltique gèle
le sable crisse comme de la neige
des gens m’entourent
Oui, je vais bien
Bienvenue chez les vivant.e.s
là où l’instant présent
la gorgée respirée
ne vaut que pour soi
en tant qu’être détaché
car cette nuit interminable
qui s’était refermée sur moi
elle s’est levée
soudain
pour vivre en paix
enfin