Le 23 février 2019, dans le cadre de Trad’en bouche, un repas littéraire trimestriel organisé à la Trockette, à Paris, j’ai lu des textes de ce poète surréaliste grec qui me touche énormément Nikos Engonopoulos. Pour vous plonger dans son monde visuel : http://engonopoulos.gr/
En outre, voici ma communication :
D’après Paul Eluard, Nίkos Engonόpoulos « taille à vif dans la réalité »
Né en 1907, mort en 1985, Engonόpoulos est un peintre, décorateur de théâtre, poète et traducteur méconnu. Même si Athènes occupe une place centrale dans son parcours, je l’envisage comme un expatrié temporaire, transfuge ou Européen, car il a suivi toute une partie de ses études en France (au lycée Henri IV notamment). Il a fréquenté les Surréalistes, traduit des poèmes de Tristan Tzara, Charles Baudelaire (« le grand poète » d’après lui), Lautréamont et Maïakovski entre autres, pour « occuper sa main après ses journées de peinture ».
Dans un poème emblématique et ouvrant son premier recueil Ne parlez pas au conducteur (paru en 1938), Tram et Acropole évoque une Athènes plutôt grise et morne :
le soleil me brûle et me rend lumineux
sous la pluie monotone
dans les flaques
et l’air cendreux
les trams passent
et traversent le marché désert
– la pluie l’a tué –
ils roulent
vers
leurs terminus
très émue
ma pensée
les accompagne affectueusement jusqu’à
leur arrivée
à l’orée des champs
où la pluie étouffe
aux terminus
quel chagrin m’emporterait – mon dieu –
quel chagrin
si mon cœur n’était pas consolé par
l’espoir des marbres
et l’espérance d’un vif faisceau lumineux
qui insufflerait vie nouvelle
à nos sublimes ruines
exactement comme
une fleur rouge
au cœur de feuilles vertes
Ce poème se termine sur deux touches de couleurs complémentaires, le rouge et le vert, des motifs récurrents dans son œuvre, écrit et pictural, qui convoque des fleurs, des nymphes pas très innocentes et détourne les clichés érotiques. Au lieu du célèbre Eleonora, qui détaille une femme de face et de dos à l’instar d’une statue surréaliste, j’aimerais partager Tel Aviv :
Έléonόra
la fille d’or
jouait de la harpe
avec ses belles
mains
blanches
de la harpe
cependant
ne sortait
aucun son
la musique
toute entière
était intérieure
à
ses beaux yeux
à sa
chevelure verte
de la harpe
cependant
sortaient
l’un après l’autre
un oiseau
une plaque de savon vert
et un
fer
à repasser
– des plus communs –
exactement de ceux
que les Zygiotes
nomment
à l’heure de l’orage
Ars Amantis
J’aimerais aussi donner à goûter un texte original dans sa présentation et son rythme,
Apprenti de la douleur :
s’est mise en route dès l’aube
– dès l’aurore –
pour voler
les étoiles
s’est mise en route
dès la nuit
et a tué
tous les
rêves
cette statue
– et en marchant
ses pieds nus
se sont pris
dans les buissons
et ont saigné sur les épines –
et ses mains graciles et douces
telles des oiseaux de printemps caressaient
des géraniums qu’a appelé une nuit d’amour
et sa vierge interprétant les rêves
aux boucles lourdes
son col
à ses tétons son rouge
et ses pampilles
cachées
En résonnance avec son art pictural puisant dans l’art byzantin, l’art de la scénographie et de Chirico et Picasso (en témoigne son tableau Guerre civile peint en 1948, collection particulière), Nίkos Engonόpoulos est classé surréaliste. Tout comme l’auteur de Guernica, il évoque l’âpreté de la guerre civile (dont les dates officielles vont de 1946 à 1949).
Poésie 1948
cette époque
de déchirement civil
n’est pas une époque
pour la poésie
et caetera :
quand quelque chose
vient à être
écrit
c’est
comme si cela
s’inscrivait
au dos
de faire-part
de décès
c’est pourquoi
mes poèmes
sont pétris d’amertume
(quand – d’ailleurs – ne l’étaient-ils pas ?)
et sont
– surtout –
si
peu
nombreux
Ce qui me touche dans la poésie de Nίkos Engonόpoulos, c’est son écriture condensée. Elle suit un fil, celui de l’écriture automatique souvent et se retrouve étagée sur la page. Je retiens deux types de poèmes :
* ceux sans ponctuation, sans majuscule, avec des mots et expressions s’égrenant comme des messages subliminaux
* et des poèmes plus structurés, en bloc bien bâtis, qu’on pourrait rapprocher de ceux de Francis Ponge ou de Baudelaire dans le Spleen de Paris.
Finalement, pour traduire, ce n’est pas seulement l’étude de la Grèce ou de l’univers pictural de l’auteur qui aident mais aussi la lecture de ses traductions (en comparant avec des originaux par exemple) et la lecture de ses poèmes rédigés directement en français, comme Le Pape aux entonnoirs ou Vanité bleue.